Essai : texte empathique sur la Shoah
- Manon François
- 21 janv. 2023
- 3 min de lecture
Suite à une rencontre et une interview des survivantes de la Shoah, il m'avait été demandé d'écrire un texte "empathique" dont le but était de se mettre à la place d'une de ces survivantes et donc produire un texte qu'elles auraient pu écrire. Aujourd'hui, Petite Colette souhaite le partager avec vous.
Attention ! Ce texte contient des termes crus, certains peuvent être choquants. Petite Colette souhaite également préciser qu'il n'existe aucune volonté de nuire ni de véhiculer de la haine, bien au contraire. Ce texte a été soumis à l'approbation des survivantes. Sur ce, bonne lecture !
Que faire quand on fait partie de l’Histoire avec un grand H, mais que votre vie en est ressortie souillée, déchirée, puis oubliée ? Comment pouvons-nous un seul instant prétendre retrouver un monde bien portant, raisonnable, quand nous avons vécu l’horreur et côtoyé la mort quotidiennement ? Trois ans dans un baraquement, à porter un pyjama rayé, à cracher et tousser, à respirer les cendres de ses frères et soeurs juifs et à s’évanouir d’épuisement dans la neige. Je hais les jeune gens se promenant sur leur mobylette, se plaignant de leurs parents et de leur belle vie. Plaignez-vous, arrogants que vous êtes ! Moi, je suis morte en 1942, le jour où l’on me déporta à Auschwitz. Je suis morte de peur, de terreur, de douleur. Dix-sept ans ! Imaginez une jeune fille frêle et naïve, projetée à l’intérieur d’une baraque, seule, effrayée, le corps et le coeur meurtris… Ca puait là-dedans, merde, que ça puait ! L’odeur du sang, du vomi, des plaies infectées et de la crasse empuantissaient chaque recoin de l’unique pièce. Nous nous ressemblions toutes, juste des numéros, des morts-vivants qui déambulaient dans la neige de Pologne, le ciel couvert par la fumée des cheminées. Ca pue et ça puera toujours à Auschwitz. J’espère que l’odeur de ma sueur et de mon sang restera gravée dans les murs de ce camp de la mort, de ce bourreau des corps et des âmes. Je connais des rescapés de là-bas, qui tentent de refaire leur vie. Ils sont si sages, et je suis si en colère. Nous sommes le 27 janvier 1950, et je n’ai jamais été aussi en colère. Ma fille me réclame, je n’en veux pas. Je n’en veux plus. Mon mari veut me voir, je ne veux pas non plus. Je reste cloitrée dans la magnifique chambre que l’on a peinte et décorée rien que pour moi : elle me fait vomir. Tout me dégoûte, particulièrement aujourd’hui. Ma fille pleure, je n’en ai que faire. Comment oses-tu pleurer ? Tu veux ta mère ? Tu n’en as pas. Tu n’en as jamais eu. Comme moi. Mérites-tu mon amour ? Ai-je la possibilité de t’en donner ? Je ne pense plus être capable d’aimer. Je n’en ai jamais été capable, tout est illusoire. Tout le monde te trouve si jolie, si sage et porteuse d’espoir. Je n’ai jamais eu cette chance. Je t’en veux pour ça ma fille. Je t’en veux parce que tu es plus belle et plus heureuse que moi. Parce que tu auras une belle vie. Je te hais. Ou peut-être est-ce moi que je hais finalement ? Je ne sais pas, je m’en fous. Ton sort m’est égal. Je suis folle n’est-ce pas ? Tu es si blanche, si pure et je suis si sale. Je n’ai jamais arrêté d’être sale depuis Auschwitz. Je suis une mauvaise mère, j’étais déjà une mauvaise juive, pourquoi devrais-je changer ? Albert toque à la porte. Je lui demande doucement de partir. Il refuse, me susurre des mots doux. Ô, si tu pouvais mourir toi aussi ! Toi et ton sourire obséquieux et ton air apitoyé dès que je laisse apparaitre une once de tristesse ou que je plonge simplement dans mes pensées. Je sais ce que tu vois quand tu me scrutes avec tes petits yeux bleus : tu vois le cadavre de ma vie, la vie fauchée de mes dix-sept ans. Je comprends, car je vois la même chose dans le miroir. Je ne me maquille plus, je n’accepte de prendre que des bains chauds et parfumés... Mon mari voit ça comme un caprice, mais c’est juste que j’ai cette odeur dans le nez, voyez-vous ? Cette odeur permanente, entêtante, écoeurante de fer, de pus, et de cendre. Albert toque encore. Je reste douce et calme ; je lui dis que je suis malade et il s’éloigne alors lâchement. Je pleure maintenant, seule, dans mes draps de coton rose. Je hurle dans un oreiller. Je m’arrache les cheveux, je me griffe le visage. Je suis hideuse, je suis juive, je ne mérite pas de vivre disaient-ils. "Salope de juive !" Avait-il raison, cet officier qui m’a dépouillé de toute humanité ? Ils avaient raison visiblement tous ces ennemis : je suis une sale de juive. Une survivante. Sans mérite. Je ne supporte plus de vivre parmi les fantômes.
Tu réussis en quelques lignes à me glacer les sangs. Bravo Manon